Interlude: la déplétion

publié le 29 mars 2021

Selon nombre de spécialistes, dont Jean-Marc Jancovici, le pic de la production mondiale de pétrole est désormais passé, et celle-ci est sur une courbe descendante. C’est ce qu’on appelle la déplétion pétrolière. Le gaz naturel s’approche lui aussi de cette phase de déclin.1 Nous abordons donc une nouvelle période de la civilisation industrielle : celle où les énergies sur lesquelles elle a été fondée cessent d’être abondantes et l’irriguent de plus en plus faiblement. Je vous propose un nouvel interlude pour prendre le temps de réfléchir à ce que cela implique pour un modèle socio-économique encore très dépendant de ces énergies. La déplétion énergétique va entraîner un nouvel état de notre société, qu’on pourrait qualifier lui-même de déplétion – tout comme en médecine la déplétion désigne la diminution de liquide (en particulier de sang) dans un organe ou dans l’organisme, mais aussi l’état qui en résulte.

Jean-Marc Jancovici nous montre que les énergies renouvelables modernes ont pour l’instant, au niveau mondial, surtout servi à satisfaire de nouveaux besoins, et qu’elles ont à peine commencé à se substituer aux énergies fossiles. Ce mouvement doit être accéléré, évidemment, mais il importe de réaliser que nous ne pourrons pas remplacer toutes les énergies fossiles que nous utilisons par d’autres énergies. En effet aucune autre énergie n’a la même rendement ni la même facilité de transport que le pétrole ou même que le gaz naturel. D’ailleurs aucun scénario, aucune stratégie actuellement envisagés ne prévoit un maintien de notre consommation énergétique. Pour la France, le scénario négaWatt2 table sur une baisse de 64 % de la consommation d’énergie primaire d’ici à 30 ans, et la stratégie nationale bas carbone adoptée en 2020 sur une réduction de 50 %3. C’est de cet ordre de grandeur qu’il s’agit : une division par deux voire par trois de notre consommation énergétique.

Se posent trois questions qui sont bien sûr liées : quelles énergies utiliserons-nous en 2050 ? comment rendre notre mode de vie suffisamment sobre ? quelles conséquences sur notre modèle social cela implique-t-il ?

Le monde devra utiliser en 2050 exclusivement de l’électricité non carbonée et de la biomasse4. Aujourd’hui ces énergies représentent moins de 20 % de l’énergie consommée2. Même si on divise cette consommation par deux, il faut augmenter de 150 % la production d’énergies non carbonées5. Cela implique des investissements colossaux et donc une stratégie claire et volontariste, qui devrait déjà être définie pour avoir le temps de la mettre en œuvre.

Cette stratégie doit garantir en toute circonstance que la production électrique est égale à la demande pour éviter un effondrement du réseau de distribution. Chacun des réseaux nationaux doit en principe garantir sa propre stabilité même si des interconnexions existent entre eux. C’est donc à l’échelle des pays que la stratégie énergétique doit être bâtie. Elle différera évidemment d’un pays à l’autre, suivant les ressources locales.

Pour ce qui est de la France, la situation est connue : le potentiel hydroélectrique est pratiquement entièrement exploité, et le potentiel géothermique est faible. Restent donc le solaire, l’éolien, le gaz renouvelable, la biomasse et le nucléaire. Actuellement 67 % des énergies utilisées en France sont fossiles, 18 % provient du nucléaire et 15 % sont renouvelables dont seulement 1,7 % d’éolien et de solaire6. Si nous divisons notre consommation énergétique par deux, nous aurons à trouver une solution pour 17 % de notre consommation énergétique actuelle7. Ce qui revient par exemple à doubler la production d’énergie nucléaire, ou à multiplier par dix la production éolienne et solaire. Nous devons de plus prendre en compte le fait que la majorité des réacteurs nucléaires français actuellement en service ont dépassé ou dépasseront d’ici 4 ans la durée de fonctionnement prévue (40 ans), et que ce sera le cas de tous avant 20408.

La transition énergétique est donc en France comme ailleurs un chantier considérable. Il n’est pas hors de portée s’il est engagé rapidement. Mais, pour qu’il le soit, une option doit être prise sur le maintien ou non à terme d’une production nucléaire. Car si le nucléaire doit être maintenu dans le mix énergétique, même très partiellement, la filière doit être revitalisée : elle souffre aujourd’hui d’une perte de compétence généralisée, comme le pointe un rapport récent9 et comme le montrent les difficultés rencontrées dans la construction de l’EPR de Flamanville. Et si le nucléaire doit être abandonné d’ici 2050, ce sont d’autres chantiers qui doivent être engagés de façon très volontariste : notamment la massification des énergie renouvelables, les travaux de recherche pour optimiser le « power-to-gaz »10, l’adaptation du réseau de distribution.

La décision doit être prise rapidement mais surtout elle doit l’être d’une façon qui garantisse sa stabilité et son acceptabilité par les citoyens. Il ne peut être question de changer d’option à chaque quinquennat, car elles sont d’une nature trop différente. Chacune nécessite une infrastructure et un écosystème d’acteurs spécifiques. Quant à l’acceptation des citoyens, elle est fondamentale. Il faut en la matière un vrai choix démocratique, base d’une adhésion véritable, indispensable pour que soient tolérées les conséquences inévitables de l’une ou l’autre des options. Ce pourrait être par référendum, après un débat objectif et transparent.

Une fois l’option choisie, il faut évidemment s’assurer de la mise en œuvre effective des investissements qu’elle implique. Ce que n’a malheureusement pas réussi à faire la Belgique, qui avait décidé en 2003 de sortir avant 2025 du nucléaire, source de la moitié de son électricité. Elle est désormais obligée d’arrêter ses réacteurs dans le délai prévu, car il est trop tard pour réaliser les travaux qui permettraient de prolonger leur exploitation ; mais elle n’a pas développé suffisamment la production d’électricité renouvelable et donc ne peut plus garantir l’approvisionnement à long terme du pays en électricité11.

Aujourd’hui, la stratégie de la France en la matière est définie dans la Stratégie française pour l’énergie et le climat, ainsi que dans la programmation pluriannuelle de l’énergie, toutes deux adoptées fin 2018. La seconde est établie pour 10 ans et doit être révisée au bout de 5 ans; outre la fermeture des dernières centrales à charbon, elle prévoit de doubler les capacités installées en électricité renouvelable et de fermer 4 à 6 réacteurs, pour aller vers une électricité moitié nucléaire/moitié renouvelable en 203512. Mais l’option à long terme : garder ou non du nucléaire, n’est pas encore choisie 13. Les deux hypothèses sont à l’étude. Pour la première, le gouvernement doit établir avec la filière nucléaire pour mi-2021 un plan précis tenant compte du retour d’expérience de Flamanville 14; pour la seconde un rapport a été demandé à RTE (Réseau de transport d’électricité) et à l’AEI (Agence internationale de l’énergie)15. La décision devrait être prise en 2023, à l’occasion de la révision de la programmation pluriannuelle de l’énergie. Dans l’attente, la décision de prolonger la durée de vie des réacteurs des années 80, actuellement en cours d’instruction, va probablement être prise au moins pour une part d’entre eux 16. Quelle que soit l’option qui sera décidée, sa mise en œuvre effective sera un enjeu vital et un défi tel qu’il serait très imprudent d’escompter faire plus pour s’éviter celui de la sobriété.

Rendre notre mode de vie suffisamment sobre signifie, on l’a vu, diviser par deux ou trois notre consommation d’énergie. C’est un défi sans aucun doute, mais qui n’est pas impossible à relever puisque le scénario négaWatt propose des pistes concrètes en matière de sobriété comme d’efficacité17. Mais ce scénario ne nous dit pas comment faire adhérer la population aux mesures de sobriété envisagées, ni comment éviter que l’effet rebond n’annule les gains d’efficacité. Jean-Marc Jancovici nous a montré comment cet effet, qui conduit à consommer plus lorsque l’efficacité énergétique est améliorée, a anéanti une grande part des gains réalisés ces dernières décennies. Il faut donc que cet effort de réduction de notre consommation soit porté par toute la société, que ce soit un objectif collectif, et que des réglementations contraignantes soient adoptées.

La seule période où nous nous sommes imposé un effort de cette nature en France est celle de la crise du pétrole en 1974. A l’époque cela a fait l’objet d’une mobilisation générale, avec le slogan « en France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées ». Réduire collectivement notre consommation d’énergie était un défi, presque un jeu. Et des lois contraignantes ont été votées, notamment la limitation du chauffage des logements à 19°C. Qui s’en souvient ? Cette loi est toujours applicable, mais actuellement on chauffe même les terrasses et on laisse les portes des magasins ouvertes pour attirer le chaland par grand froid ou canicule. De même, il était alors inconcevable de ne pas éteindre la lumière dans une pièce inoccupée ; or aujourd’hui on éclaire tellement l’extérieur, qu’on nous dit qu’il faut « considérer l’obscurité comme une ressource » et organiser des « trames noires » pour la biodiversité18.

Il faut désormais retrouver cette volonté collective, décuplée. De plus nous ne pouvons compter sur l’aiguillon d’une hausse des prix imposée de l’extérieur : le prix du pétrole sera trop volatil pour cela. Si nous pensons le signal prix nécessaire en plus de la réglementation, il nous faut le décider nous-même via la fiscalité.

Il ne suffira pas cette fois de faire la « chasse aux gaspis ». Lutter contre les gaspillages est indispensable, mais ne peut suffire à diviser par deux notre consommation énergétique. Ce qu’esquisse le scénario négaWatt, ce que nous devons concevoir, est un autre modèle socio-économique, dans lequel toute ressource naturelle et tout objet est considéré comme précieux. Un modèle où l’on en prend soin, où chaque objet doit avoir la plus longue durée de vie possible, où l’économie circulaire devient une réalité, où sont dissuadés les excès de consommation et où est favorisé le partage d’objet. Un modèle où l’on développe le « low-tech »19 dans tout type de production, industrielle ou agricole. Un modèle enfin où les déplacements obligatoires seront réduits par son organisation même, et où les déplacements non nécessaires seront plus rares et surtout moins lointains. Cela nous demande de repenser notre rapport au territoire, et même notre rapport à l’espace. L’espace que nous pouvons occuper collectivement et individuellement sera nécessairement plus réduit désormais, comme nous l’explique le philosophe Bruno Latour20: cet espace aussi est en déplétion.

Pour poser les grandes lignes de ce nouveau modèle, convenir des objectifs de sobriété et des mesures réglementaires et fiscales à mettre en place pour les atteindre, et définir une stratégie par filière (industries, agriculture, transport) avec les acteurs concernés, nous avons besoin d’un débat démocratique au niveau national.

Un débat est de plus nécessaire dans chaque bassin de vie, afin de concevoir collectivement une stratégie qui réponde à ces enjeux. Pour cette élaboration participative du projet de territoire, la fresque de la Renaissance Écologique proposée par Julien Dossier serait un outil précieux21. Aujourd’hui il existe certes un support réglementaire pour inciter les collectivités à engager une telle démarche : le Plan Climat-Air-Énergie Territorial22, mais il est très difficile que de tels plans soient suffisamment ambitieux en l’absence de dynamique nationale, de support méthodologique et de cadrage exigeant.

Ces deux niveaux de débat me semblent être les conditions nécessaires à la construction de ce nouveau modèle.

Si nous réussissons à atteindre notre objectif de sobriété, nous éviterons la récession forcée qu’entraînerait sinon la déplétion énergétique. Nous aurons malgré tout une récession, puisque nous consommerons moins d’objets, mais avec la différence que nous l’aurons choisie et anticipée. Nous aurons ainsi pu adapter le financement notre modèle social.

Aujourd’hui, notre système de protection sociale est financé par les cotisations sociales et par le budget de l’État.

Pour ce qui est des cotisations sociales, la situation sera très différente selon que l’on engage de façon volontariste la transition écologique ou non. Si c’est le cas, de nombreux emplois seront créés dans les énergies renouvelables, dans la rénovation énergétique, dans la réparation – bien plus nombreux que ceux qui seront détruits par ailleurs, comme le scénario négaWatt le montre23. La situation des comptes sociaux s’en trouvera améliorée, et ce d’autant plus que les dépenses de santé diminueront avec la réduction des pollutions et l’amélioration de l’alimentation. Pour ce qui est des recettes de l’État, elles sont constituée pour près de la moitié de la taxe sur la valeur ajoutée. Or, une récession, qu’elle soit voulue ou non, implique une baisse des recettes de la TVA. Cependant, dans le cas de la transition, cette baisse sera progressive grâce aux investissements réalisés, et prévisible puisque provoquée et dirigée ; le dispositif fiscal pourra être progressivement adapté pour assurer l’équilibre budgétaire de l’État. De plus les dépenses d’aides sociales devraient être fortement diminuées par la baisse du chômage.

Ainsi les conséquences de la déplétion énergétique sur notre système social seront très différentes selon que nous aurons réussi à prendre le chemin de la transition ou non. Dans un cas nous pouvons espérer le maintenir, dans l’autre il s’effondrera avec la crise économique qui résultera des pénuries multiples dues à un moindre accès à l’énergie.

Ainsi, s’il est certain que notre société entre dans une période de déplétion, son état dépendra entièrement de ce que nous engagerons ou non une transition énergétique ambitieuse et rapide.

Cette ambition suppose une vision complète articulant offre, demande et contraintes territoriales, comme le souligne Julien Dossier24. Cela implique que l’énergie soit gérée comme un bien commun, avec l’ensemble des parties prenantes et en suivant les principes étudiés par Elinor Ostrom25, comme le propose Gaël Giraud26.

Quant à la rapidité, elle doit être suffisante non seulement au regard de la déplétion énergétique mais aussi du dérèglement climatique – ce qui sera l’objet des prochains articles.

De cette manière, je le crois, nous pourrons conserver une qualité de vie comparable à l’actuelle, et sans doute plus sereine.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

S.F.G.

1Voir les articles Éléments de base de l’énergie au XXI siècle, Jean-Marc Jancovici : présentation et synthèse

2Voir l’article Le scénario négaWatt

3C’est le point 7 de la SNBC

4L’hydrogène est souvent évoqué, mais il doit, pour être décarboné, être fabriqué par électrolyse avec de l’électricité « verte »; ce sera en fait une des façons d’utiliser de l’électricité (en dehors des usages industriels déjà existants). Pour en savoir plus sur les perspectives concernant l’hydrogène 

5Si nous consommons 80 % d’énergies carbonées, et 20 % d’énergie non carbonées, et que nous supprimons 50 % de notre consommation (ces 50 % supprimés étant carbonés), il reste 30 % de notre consommation à basculer vers des énergies non carbonées, ce qui représente 150 % de la consommation actuelle d’énergies non carbonées.

6Dont : biomasse-déchets 9,8 %, hydraulique 3,0 %, éolien 1,2 %, solaire 0,5 % (essentiellement photovoltaïque), autres 0,3 % . Source wikipedia

7Même raisonnement que précédemment : 67 %-50%=17 %

8Les réacteurs les plus anciens sont ceux du Bugey (78 et 79) et les plus récents ceux de Civaux (97 et 99) : source 

9Consulter le rapport

10Transformation de l’électricité en gaz – voir l’article Le scénario négaWatt

11https://www.connaissancedesenergies.org/belgique-la-sortie-du-nucleaire-en-questions-201123 ; https://www.msn.com/fr-fr/finance/economie/la-belgique-et-engie-valident-leur-sortie-du-nucl-c3-a9aire/ar-BB1dTgFy

12Voir la PPE en 10 points

13La Stratégie française pour l’énergie et le climat indique qu’il faut « poursuivre l’instruction des différentes options qui permettront de garantir la sécurité d’approvisionnement sur le long terme et notamment l’option de construire de nouveaux réacteurs nucléaires » ; Voir Les 20 orientations de la Stratégie française pour l’énergie et le climat

14Source

15rapport évoqué à la fin de l’article Le scénario négaWatt  et consultable ici: https://www.rte-france.com/actualites/rte-aie-publient-etude-forte-part-energies-renouvelables-horizon-2050

16https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/02/25/l-autorite-de-surete-nucleaire-autorise-la-poursuite-du-fonctionnement-des-plus-vieux-reacteurs-nucleaires-francais_6071140_3244.html

17Cf Le scénario négaWatt

18Émission de la terre au carré sur la pollution lumineuse, France inter, le 8/12/20

19Le low-tech ou basse technologie est un ensemble de techniques simples, pratiques, économiques et populaires (wikipedia)

20Bruno Latour dans l’heure bleue sur France Inter le 2 février 2021

21Voir l’article La Renaissance Écologique de Julien Dossier

22https://www.actu-environnement.com/ae/dictionnaire_environnement/definition/plan-climat-air-energie.php4

23Voir l’article Le scénario négaWatt

24Voir l’article La Renaissance Écologique de Julien Dossier

25Voir l’article Interlude : les biens communs

26Voir l’article Illusion financière de Gaël Giraud

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